Chapitre 66
Une petite foule s’était massée sur le pont de pierre, toutes les têtes baissées vers le fleuve. Se frayant un chemin sans douceur, Richard aperçut Pasha, penchée comme les autres à la balustrade, et lui lança :
— Que se passe-t-il ?
La novice se retourna et sursauta.
— Richard ! Je te croyais…
Après un dernier coup d’œil au fleuve, elle se jeta dans les bras du jeune homme.
— Tu me croyais quoi ? demanda-t-il.
— J’ai pensé que tu étais mort ! Mais que le Créateur soit loué, ce n’était pas toi !
Richard se dégagea, puis se pencha pour voir ce que tout le monde regardait. Plusieurs barques, des lanternes à la proue, ramenaient vers le rivage un cadavre pris dans leurs filets de pêche. Malgré la chiche illumination, le Sourcier reconnut le manteau rouge…
Il courut à l’autre bout du pont et dévala la berge. Quand les barques accostèrent, il aida les pêcheurs à hisser sur la rive leur macabre prise.
Le pauvre Perry avait été abattu par-derrière, comme le montrait un petit trou rond, dans le dos du vêtement.
La Deuxième Leçon du Sorcier…
Perry était mort parce que Richard, une nouvelle fois, l’avait violée. Animé des meilleures intentions, il avait provoqué un désastre. Le dacra lui était destiné, pas à son malheureux ami. Les assassins pensaient sûrement avoir réussi leur coup…
— Richard, j’ai eu si peur, dit Pasha en le rejoignant. J’ai cru que c’était toi… Mais pourquoi portait-il ton manteau rouge ?
— Parce que je le lui avais prêté… (Le jeune homme enlaça brièvement sa compagne.) Je dois partir, Pasha.
— Du palais ? Tu sais que c’est impossible ! La barrière ne te laissera pas passer.
— Je pars, un point c’est tout. Bonne nuit, Pasha.
Richard abandonna la dépouille de Perry et rentra au palais. Quelqu’un avait voulu le tuer et ça ne pouvait pas être Liliana…
De retour dans sa chambre, alors qu’il faisait ses bagages, quelqu’un frappa à sa porte. Il se pétrifia, une chemise à demi pliée dans les mains.
— C’est moi, Verna…
Richard alla ouvrir, décidé à ne pas se laisser marcher sur les pieds, mais l’expression de la sœur lui fit oublier son agressivité.
— Sœur Verna, ça ne va pas ? Entrez et venez vous asseoir.
La sœur se laissa tomber sur une chaise. Le Sourcier s’agenouilla devant elle et lui prit les mains.
— Qu’y a-t-il, sœur Verna ?
— J’attendais ton retour avec impatience… Richard, je n’ai jamais eu autant besoin d’un ami. Et tu es le seul qui me soit venu à l’esprit.
Pour gagner son amitié, il avait été clair là-dessus, Verna devait l’aider à se débarrasser du collier. Allait-elle le lui proposer ? Bien que ce soit impossible ?
— Richard, en mourant, Grâce et Elizabeth m’ont transmis leur don. J’ai plus de pouvoir que les autres sœurs, à présent… Hélas, je doute que ça suffise à te libérer. Pourtant, je veux essayer.
Selon Nathan, aucune sœur ne pouvait y parvenir. Mais les prophètes eux-mêmes étaient susceptibles de se tromper.
— Très bien. Allez-y !
— Ce sera très douloureux…
— J’ai déjà entendu ça, ce soir, ma sœur… Et si…
— Pas pour toi, coupa Verna. Pour moi.
— Comment ça, pour vous ?
— Je sais que tu as un double don… La Magie Soustractive…
— Quel rapport avec le Rada’Han ?
— Tu l’as mis toi-même à ton cou. Pour se verrouiller, il utilise la magie de son porteur. Moi, je contrôle seulement l’Additive. Je crains que ce ne soit pas suffisant pour briser le lien…
» Face à la Magie Soustractive, je suis impuissante. Elle s’opposera à moi et me blessera. Toi, tu ne risqueras rien.
Richard se demanda s’il devait croire ce joli discours. Était-ce une variante de la tactique employée un peu plus tôt par Liliana ?
Verna posa les mains sur le cou du jeune homme. Avant qu’elle ferme les yeux, il les vit se voiler d’une manière caractéristique : elle touchait son Han.
La main sur la garde de son épée, tendu à craquer, le Sourcier se prépara à réagir à la vitesse de l’éclair si elle tentait de lui faire du mal. Il doutait que sœur Verna veuille lui nuire, mais n’avait-il pas eu une confiance aveugle en Liliana ?
Richard éprouva un picotement agréable. Un bourdonnement sourd résonna dans la pièce. Les coins des tapis se relevèrent et les cadres des fenêtres vibrèrent.
Verna tremblait sous l’effort. Le miroir en pied de la chambre éclata en même temps que les vitres. La porte du balcon s’ouvrit. Des morceaux de plâtre tombèrent du plafond et une armoire s’écroula…
La sœur gémit de douleur.
Le Sourcier la prit par les poignets et la força à lâcher le collier.
— Richard, gémit-elle, je suis navrée, mais je n’y arrive pas.
— Ce n’est pas grave, dit le jeune homme en la serrant brièvement dans ses bras. Je sais que vous avez tout tenté… et vous venez de gagner un ami !
— Richard, il faut que tu partes d’ici !
— Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?
— Il y a des Sœurs de l’Obscurité au palais !
— Des Sœurs de l’Obscurité ? Qu’est-ce que c’est ?
— Les Sœurs de la Lumière ont mission de faire découvrir aux vivants la gloire du Créateur. Les Sœurs de l’Obscurité servent le Gardien. On n’a jamais pu prouver leur existence. Et sans preuve, une accusation est un crime. Richard, je sais que tu ne vas pas me croire. Ça semble fou, mais…
— Ce soir, j’ai tué sœur Liliana. Donc, je vous crois…
— Tu as fait quoi ?
— Elle a accepté de me retirer mon collier. Nous nous sommes retrouvés dans le bois de Hagen, et elle a tenté de me voler mon don.
— Impossible ! Une femme ne peut pas dérober le pouvoir d’un homme. L’inverse n’est pas imaginable non plus.
— Liliana a prétendu l’avoir réussi souvent. Et quand elle a essayé, ça ma semblé fichtrement possible ! J’ai senti qu’elle m’arrachait la vie, et elle a failli y arriver.
— Je ne vois pas comment…
Richard sortit la statuette de sa poche.
— Elle a utilisé cet artefact. Le cristal émettait une lueur orange pendant qu’elle me drainait ma magie. Savez-vous ce qu’est cet objet ?
— Non… Il me semble l’avoir déjà vu, mais je ne me rappelle plus où. C’était avant mon départ du palais. Mais comment t’en es-tu sorti ?
— J’ai utilisé mon pouvoir pour repousser l’attaque de Liliana. Elle a fait léviter une épée cachée derrière un arbre, avec l’intention de m’écorcher vif. Une autre façon de me voler mon don, d’après elle. Elle voulait me couper les jambes, mais j’ai réussi à lui passer ma lame au travers du corps.
» Sœur Verna, Liliana avait le don de la Magie Soustractive. Je l’ai vue y recourir. Et il y a pire. Quelqu’un d’autre a l’intention de me tuer. J’avais prêté mon manteau rouge à Perry, et on vient de repêcher son cadavre dans le fleuve, avec un trou de dacra au milieu du dos.
— Par le Créateur ! gémit Verna. Au palais, on sait que tu as le double don, et on t’utilise comme appât pour faire sortir de l’ombre les sbires du Gardien. (Elle prit la main du Sourcier.) Richard, j’ai participé à cette machination. J’aurais dû m’interroger sur certaines choses louches, mais j’ai fermé les yeux. Une loyauté si mal placée !
— Quelles « choses louches » ?
— Tu n’aurais jamais dû porter un Rada’Han ! On ma dit qu’il n’y avait plus de sorciers, dans le Nouveau Monde, pour former les garçons… Alors, j’ai cru que tu allais mourir si nous ne t’aidions pas. Mais ton ami Zedd aurait pu empêcher le don de te faire du mal. La Dame Abbesse le savait. Pour des raisons égoïstes, elle nous a laissées t’arracher à tes amis et à ta future épouse. Le Rada’Han n’était pas nécessaire pour te sauver la vie.
— Je sais… Nathan me la dit.
— Tu as vu le prophète ? Que t’a-t-il raconté d’autre ?
— D’après lui, j’ai plus de pouvoir que tous les sorciers nés depuis trois mille ans. Mais j’ignore comment l’utiliser. En plus, je suis doué pour la Magie Soustractive. À cause de ça, aucune sœur ne peut me libérer du collier.
— Désolée de t’avoir attiré tant d’ennuis, Richard…
— Sœur Verna, vous avez été manipulée autant que moi. Nous sommes deux victimes. Des pantins qu’on a utilisés… Mais il y a pire que ça. D’après une prophétie, Kahlan mourra au prochain solstice d’hiver. Je dois empêcher ça ! Et ce n’est pas tout… Darken Rahl, mon père et un agent du Gardien, est dans notre monde. C’est sa marque que je porte sur la poitrine. Si tous les éléments requis sont réunis, il finira de déchirer le voile. Ma sœur, je dois partir d’ici. Et traverser la barrière…
— Je t’aiderai à trouver un moyen de la franchir. Mais il restera la vallée des Ames Perdues… Je doute que tu puisses revenir dans le Nouveau Monde. Maintenant que le Rada’Han a développé ta Magie Soustractive, les sortilèges seront attirés comme par un aimant. Cette fois, la magie te localisera !
— Il doit y avoir une solution… C’est une question de vie ou de mort.
— Le Gardien fera tout pour t’en empêcher. Les autres Sœurs de l’Obscurité aussi. Liliana n’était sûrement pas la seule.
— Qui l’a chargée de me former ?
— Le Bureau de la Dame Abbesse. Mais Annalina ne s’en est sûrement pas occupée elle-même. En général, elle confie ce genre de tâches à ses administratrices.
— Ses administratrices ?
— Les sœurs Ulicia et Finella.
— Je croyais qu’elles étaient ses gardes du corps.
— Non… La Dame Abbesse a plus de pouvoir qu’elles, et nul besoin qu’on la protège. Certains de nos pensionnaires les prennent pour des cerbères parce qu’elles les empêchent de voir Annalina. En réalité, elles font seulement une partie de leur travail dans l’antichambre de la Dame Abbesse. Mais elles ont leurs propres bureaux, où elles s’acquittent du travail administratif.
— Les Sœurs de l’Obscurité ont peut-être décidé d’agir contre moi parce qu’elles ont été démasquées.
— Non. Annalina ne connaît aucun nom…
— Quelqu’un a-t-il pu espionner votre conversation ?
— Impossible ! La pièce était protégée par magie.
— Sœur Verna, Liliana contrôlait la Magie Soustractive. Les boucliers d’Annalina sont inefficaces contre ce type de pouvoir. Et une des « administratrices » ma affecté Liliana…
— Et les cinq autres ! Si Ulicia ou Finella – voire les deux – ont entendu ma conversation avec la Dame Abbesse, il… (Verna s’interrompit.) Le bureau de sœur Ulicia ! C’est là que j’ai vu la statuette.
— Venez ! cria Richard en se levant. Les Sœurs de l’Obscurité vont tenter d’assassiner Annalina avant qu’elle prévienne quelqu’un d’autre !
Ils sortirent de la chambre, dévalèrent les marches et quittèrent le pavillon Gillaume. Traversant les cours à la lumière de la lune, ils longèrent des couloirs avant d’arriver devant l’arche des quartiers de la Dame Abbesse. Kevin n’était pas de service, mais le garde, informé que Richard avait libre accès à la zone, les laissa passer sans poser de questions.
Le Sourcier comprit qu’ils arrivaient trop tard quand il vit les portes du bureau d’Annalina arrachées de leurs gonds.
Verna était encore dans le couloir lorsqu’il entra dans le fief de la Dame Abbesse, épée brandie. On eût dit qu’une tempête s’était déchaînée dans la première pièce. Le cadavre de sœur Finella gisait sur le sol, derrière son bureau. Son sang et une partie de ses entrailles avaient volé jusqu’à un mur. Derrière lui, Richard entendit Verna crier de terreur.
Il flanqua un coup de pied dans la porte intérieure et entra dans le refuge d’Annalina, l’épée tenue à deux mains. Ici, le carnage était encore pire. Sur les étagères, les livres avaient explosé, jonchant le sol de papier. Le bureau en noyer, fracassé, avait volé jusqu’au mur du fond. Plus aucune lampe ne brûlait, la seule lumière provenant de la porte ouverte du jardin intérieur.
Verna invoqua une flamme de poing. À sa lueur, Richard aperçut une silhouette, près du bureau brisé.
Sœur Ulicia !
Le Sourcier s’écarta quand un éclair bleu jaillit des mains de la femme. Derrière lui, Verna riposta avec un jet de flammes jaunes. Pour l’éviter, Ulicia fila dans le jardin intérieur.
Richard la suivit, Verna sur ses talons.
— Baissez-vous ! cria-t-il.
Un rayon noir siffla au-dessus de sa tête une fraction de seconde après qu’il se fut aplati sur le sol.
Fou de rage, le Sourcier se releva et franchit à son tour la porte du jardin. Une silhouette sombre s’éloignait dans l’allée principale…
Des rayons noirs fusèrent de nouveau, déracinant les arbres. Avec un vacarme assourdissant, un mur entier s’écroula.
Quand le calme revint, Richard se redressa et voulut se lancer à la poursuite d’Ulicia. Mais une main invisible le tira en arrière.
— Richard ! cria Verna. Reviens dans la pièce !
Il obéit, et, à bout de souffle, se campa devant la sœur.
— Je dois aller…
— Où ? Te faire tuer ? Au nom de quoi ? Tu crois que ça aidera Kahlan ? Sœur Ulicia a des pouvoirs que tu peux à peine imaginer.
— Elle va s’enfuir du palais…
— C’est vrai, mais tu seras toujours vivant ! À présent, aide-moi à déplacer ce bureau. Je sens qu’Annalina est toujours vivante.
— Vous en êtes sûre ? Ce serait merveilleux !
Richard déblaya les débris et découvrit rapidement Annalina. Verna ne s’était pas trompée. La Dame Abbesse vivait toujours, mais elle était gravement blessée.
Elle gémit quand il la prit délicatement dans ses bras. À l’évidence, il ne lui restait pas beaucoup de temps à vivre…
— Il nous faut de l’aide, dit Richard.
— Elle est très mal en point, fit Verna en passant les mains au-dessus du corps de la vieille femme. Je sens ses blessures. Elles dépassent mes compétences, et peut-être pas que les miennes…
— Je refuse de la laisser mourir…, dit le Sourcier. Nathan pourra peut-être l’aider. Allons-y !
Alertés par le bruit, des gardes et des sœurs couraient partout dans le couloir. Richard et Verna fendirent cette foule paniquée sans prendre le temps de s’expliquer…
Dès qu’ils l’appelèrent, Nathan émergea de son jardin intérieur.
— Tout ce bruit, c’était quoi ? demanda-t-il. Qu’est-il arrivé ?
— Anna est blessée, annonça Richard.
— Dépose-la dans ma chambre, dit le prophète. Je savais bien que cette vieille tête de mule cherchait les ennuis avec une lanterne !
Le Sourcier allongea doucement la Dame Abbesse sur le lit.
Sous le regard de Verna, restée sur le seuil, Nathan passa une main le long du corps de la moribonde.
— C’est très grave, dit-il en retroussant ses manches. Je ne sais pas si je peux…
— Nathan, coupa Richard, vous devez essayer !
— Bien sûr, mon garçon… Vous deux, débarrassez-moi le plancher ! Dans une heure, je saurai si mon intervention est utile… Fichez le camp ! Vous me déconcentrez !
Ils obéirent. Tandis que Richard marchait de long en large, Verna s’assit dans un fauteuil, le dos bien droit.
— Pourquoi t’inquiètes-tu pour Annalina ? demanda-t-elle. Elle t’a piégé ici alors que ce n’était pas nécessaire…
— Eh bien… Elle aurait pu me capturer quand j’étais petit, et elle m’a laissé grandir avec mes parents. Ainsi, j’ai profité de leur amour. Qu’y a-t-il de plus précieux au monde ? Elle avait le pouvoir de m’en priver, et elle ne l’a pas utilisé…
— Je suis contente que tu ne sois pas amer…
Richard continua à faire les cent pas.
Pas très longtemps…
— Ma sœur, ici je ne sers à rien. Je vais parler aux gardes. Nous devons savoir où sont mes « formatrices » et découvrir ce qu’elles préparent. Les soldats s’en chargeront pour moi.
— Ce serait utile, en effet. Va voir les hommes. Ça te distraira un peu, de toute façon…
Richard sortit, l’esprit tourbillonnant d’idées. Il devait savoir où étaient Tovi, Cecilia, Merissa, Nicci et Armina. Chacune d’elles – ou toutes ! – pouvait être une Sœur de l’Obscurité. Quel plan risquaient-elles d’ourdir ? Surtout que…
Un coup terrible le fit reculer, comme si on venait de le frapper avec une massue. Titubant, il ne put rien faire quand un deuxième coup l’atteignit à la nuque.
Une silhouette noire se campa au-dessus de lui. Au prix d’un effort surhumain, Richard parvint à se relever. Voulant saisir son épée, il ne se rappela plus s’il était gaucher ou droitier. D’où lui venait cette étrange confusion ?
— Alors, le bouseux, lança une voix moqueuse, on se promenait un peu ?
Richard leva les yeux sur Jedidiah, debout devant lui, les mains glissées dans ses manches. Trouvant enfin la garde de son arme, le Sourcier la dégaina et invoqua sa magie.
Au moment où la colère explosait dans son cerveau embrumé, Jedidiah sortit ses mains de leur refuge. Il leva le bras droit, un dacra serré dans le poing.
Était-ce un cauchemar ? se demanda Richard. Allait-il se réveiller dans son lit ? Et sinon, que devait-il faire ?
Alors que l’arme allait s’abattre sur le Sourcier, un rayon lumineux sembla jaillir d’entre les yeux de Jedidiah. Sans un gémissement, il lâcha le dacra et s’écroula face contre terre.
Comme lors de la mort de Liliana, une vague d’obscurité balaya le couloir.
Quand la lumière revint, Richard aperçut Verna, un dacra à la main. Il tenta de lui sourire, mais tomba à genoux, incapable de se ressaisir.
La sœur s’accroupit près de lui et lui prit la tête entre ses mains tremblantes. Aussitôt, la brume mentale se dissipa. Se relevant d’un bond, Richard étudia le cadavre du sorcier, et vit qu’il avait un petit trou rond dans le dos.
— J’étais sortie pour aller voir certaines de mes amies, expliqua Verna. Afin que le plus de gens possible soient au courant au sujet des Sœurs de l’Obscurité…
— C’était lui, n’est-ce pas ? Votre amoureux de jadis ?
— Il n’avait plus aucun rapport avec le Jedidiah que j’ai connu, dit Verna en essuyant le dacra sur sa manche. À l’époque, c’était un homme de bien…
— Je suis désolé, ma sœur…
— Oui, oui… Va parler aux gardes. Moi, je m’occupe de prévenir des collègues. Quand tu auras fini, rejoins-moi chez Nathan. Nous dormirons quelques heures, si possible… Mais nos chambres ne sont plus sûres.
— Compris. Dès l’aube, nous irons chercher nos affaires et nous filerons d’ici.
Quand il entendit Nathan entrer dans le salon, Richard se rassit correctement dans son fauteuil et se frotta les yeux. Verna se leva du sofa, encore ensommeillée.
Tous les deux avaient très peu dormi.
Le palais était en ébullition. Le sort terrible de la Dame Abbesse était une preuve suffisante de l’existence des Sœurs de l’Obscurité. Et pour convaincre les sceptiques, il suffisait de leur montrer le carnage, dans le bureau et le jardin, avec sur les murs les traces des éclairs noirs. À part la Magie Soustractive, aucune force n’aurait pu faire ça…
Richard avait chargé les gardes de localiser discrètement Ulicia et ses cinq formatrices. Des amies de Verna les cherchaient également. Le Sourcier était aussi allé dans les catacombes informer Warren des derniers événements.
— Comment va Anna ? demanda-t-il en se levant. Elle se rétablira ?
— Elle est un peu mieux, répondit Nathan, l’air hagard, mais il est trop tôt pour se prononcer. Quand elle se sera reposée, je reprendrai mon traitement.
— Merci… Anna ne pourrait pas être entre de meilleures mains…
— Ouais… En somme, tu me demandes de sauver ma geôlière.
— Elle vous en sera reconnaissante. Et elle vous libérera peut-être… Sinon, je reviendrai et j’essaierai de vous sortir de là.
— Revenir ? Tu vas quelque part, mon garçon ?
— Oui. Et j’ai besoin de votre aide.
— Pour filer détruire le monde comme un crétin ?
— La prophétie dit-elle que vous devez m’en empêcher ?
— Foutu Sourcier…, soupira Nathan, Que veux-tu ?
— Traverser la barrière. Mon Rada’Han m’en empêche. Que dois-je faire ?
— Comment le saurais-je ?
— Nathan, ne me prenez pas pour un imbécile ! Je ne suis pas d’humeur… Vous avez traversé pour aller chercher le grimoire en Aydindril ! Et si vous n’aviez pas eu votre collier, vous en auriez profité pour filer.
— Il faut neutraliser le Rada’Han avec un bouclier… Anna m’avait aidé. Verna fera la même chose pour toi. Je lui donnerai le mode d’emploi…
— Et pour traverser La vallée des Ames Perdues ?
— Tu as trop de pouvoir, désormais… Les sortilèges te fondront dessus comme une meute de loups, sœur Verna ne pourra pas passer non plus. Elle a fait son second voyage. De toute façon, elle aussi a trop de pouvoir. Elle ne sortira plus jamais de l’Ancien Monde.
— Pourtant, dit Richard, vous devez avoir traversé trois fois… Une pour venir de D’Hara, votre pays d’origine. Une autre pour aller en Aydindril avec Anna. Et une dernière pour en revenir. Comment est-ce possible… si c’est impossible ?
— Je n’ai traversé qu’une fois, fit Nathan avec un petit sourire. (il leva la main pour étouffer dans l’œuf les protestations de Richard.) Anna et moi avons contourné l’obstacle. Nous avons navigué hors de portée de la zone d’effet des sorts, très loin sur l’océan, puis accosté à l’extrême sud de Terre d’Ouest. Un long et difficile voyage, mais nous avons réussi. Ce n’est pas le cas de tous ceux qui l’ont tenté…
— La mer ! Je n’ai pas le temps de voguer. Le solstice d’hiver est dans moins d’une semaine. La vallée sera ma seule chance d’arriver à temps.
— Richard, dit Verna, je comprends tes sentiments, mais il te faudra six ou sept jours pour l’atteindre. Même si tu trouves un moyen de traverser, ce sera trop tard.
— Je n’ai aucune expérience de la magie, et mon don ne me sert à rien. Pour cette raison, je me fiche d’apprendre ou non à le contrôler. Mais je suis aussi le Sourcier, sœur Verna. Et dans ce domaine, je ne manque pas d’expérience. Rien ne m’arrêtera ! J’ai promis à Kahlan de ne jamais l’abandonner, quitte à aller dans le royaume des morts pour combattre le Gardien en personne ! Et je le ferai.
— Je t’ai pourtant averti, fiston, dit Nathan. Si cette prophétie ne se réalise pas, le Gardien nous aura tous. Tu ne dois pas intervenir, parce que tu as le pouvoir de livrer à notre ennemi le monde des vivants.
— Une stupide devinette ! grogna le Sourcier, bien qu’il sût que ce n’était pas vrai.
Nathan le foudroya avec le fameux regard des Rahl dont lui aussi avait hérité.
— Richard, la mort fait partie intégrante de la vie. C’est le Créateur Lui-même qui l’a inventée. Fais le mauvais choix, et le monde entier paiera le prix de ton idiotie. N’oublie pas non plus ce que je t’ai dit au sujet de la Pierre des Larmes. Si tu t’en sers à tort pour bannir une âme dans les profondeurs du royaume des morts, tu détruiras l’équilibre universel.
— La Pierre des Larmes, répéta Verna, soupçonneuse. Quel rapport Richard aurait-il avec cet artefact ?
Le Sourcier éluda la question.
— Le temps presse… Je vais chercher mes affaires. Nous devons partir au plus vite.
— Richard, dit Nathan, Anna avait tout misé sur toi. Elle t’a laissé profiter de l’amour des tiens, pour que tu comprennes mieux le sens profond de la vie. Penses-y quand viendra le moment de choisir.
— Merci de votre aide, prophète, mais Kahlan ne mourra pas à cause d’une antique devinette. J’espère que nous nous reverrons, parce que nous avons beaucoup à nous dire…
Richard vida dans son sac la coupe pleine de pièces d’or. Puis il y fourra à la hâte le reste de ses possessions.
Si cet argent pouvait l’aider à sauver Kahlan, ce serait une juste contribution du palais, après tous les tors qu’il lui avait causés.
Cet or avait contribué à amollir le caractère des pensionnaires des Sœurs de la Lumière. Sans lui, Jedidiah n’aurait peut-être jamais cédé aux promesses fallacieuses du Gardien.
À part Warren, les jeunes sorciers avaient perdu le goût de l’effort et du travail. Couverts d’or, sans connaître vraiment sa valeur, ils étaient devenus des parasites. Une autre façon, pour le Palais des Prophètes, de détruire la vie des gens. Sans parler des bâtards que ces hommes avaient engendrés en s’offrant, à grands renforts de largesses, les faveurs des femmes de Tanimura.
Richard sortit sur le balcon pour évaluer la situation. Des gardes et des sœurs passaient le palais au peigne fin. Les six Sœurs de l’Obscurité ne leur échapperaient pas indéfiniment. Mais il resterait à les maîtriser, et ça, c’était une autre histoire…
Entendant frapper à la porte, il supposa que c’était Verna. Sans doute venait-elle le chercher.
Quand il se retourna pour voir qui était entré, il n’eut pas le temps de réagir.
Pasha fondit sur lui, les mains tendues. La porte coulissante du balcon s’arracha à son cadre, vola dans les airs et bascula par-dessus la balustrade. Après une chute de trente pieds, elle s’écrasa dans la cour.
Frappé de plein fouet par un mur d’air solide, Richard manqua suivre le même chemin. Alors qu’il titubait, après s’être retenu à la balustrade, un deuxième assaut le repoussa en arrière. Sa nuque percuta la pierre, et il vit une traînée de sang la maculer.
La novice hurlait de rage. Un flot de paroles incohérentes – à moins que, trop sonné, le Sourcier ne fut plus capable de les comprendre.
Il réussit à se redresser un peu et s’adossa à la balustrade.
— Pasha, que se…
— Ferme ta gueule, salaud ! Je ne veux pas entendre un mot sortir de ta bouche !
Pasha approcha de lui, un dacra au poing.
— Tu es un agent du Gardien ! hurla-t-elle, des larmes dans les yeux. Un de ses maudits disciples ! Tu ne sais rien faire, à part nuire aux défenseurs du bien.
— De quoi parles-tu ? parvint à demander Richard.
— Sœur Ulicia m’a tout raconté. Tu as tué Liliana parce que tu sers le Gardien.
— Pasha, Ulicia est une sœur de l’Obscurité !
— Elle m’a avertie que tu dirais ça. Grâce à elle, je sais que tu as utilisé ta magie noire pour éliminer sœur Finella et la Dame Abbesse. C’est pour ça que tu voulais pouvoir aller dans son bureau. Pour assassiner celle qui nous guidait dans la Lumière ! Tu es un monstre !
— Pasha, tout cela est faux…, souffla Richard.
Le monde tournait autour de lui et il voyait deux Pasha lui hurler des insultes au visage.
— Hier, tu as sauvé ta peau grâce aux ruses du Gardien. Pour m’humilier, tu as donné à ton ami le manteau que j’aimais tant. Sœur Ulicia m’a dit que Celui Qui N’A Pas De Nom te murmure sans cesse des conseils à l’oreille.
» Quand je t’ai vu sur le pont, hier, j’aurais dû te tuer. Ça aurait sauvé Liliana et la Dame Abbesse ! Mais j’ai cru pouvoir t’arracher à l’emprise du Gardien, qu’elle idiote j’ai été ! Par la ruse, tu m’as forcée à assassiner ce pauvre Perry ! Mais cette fois, rien ne te tirera d’affaire. Ne compte pas sur les tromperies du royaume des morts !
— Pasha, écoute-moi… Tu as été manipulée. La Dame Abbesse n’est pas morte. Je peux te conduire à elle…
— Tu espères m’assassiner aussi ? Depuis que tu es là, tu n’as que le verbe « tuer » à la bouche. Tu nous as toutes souillées ! Et dire que je pensais t’aimer…
Elle leva son dacra et bondit pour porter le coup de grâce au Sourcier. Richard réussit à dégainer son épée. Mais des deux Pasha qu’il voyait, laquelle était la bonne ?
La magie de l’arme lui redonnant un peu de force, il leva le bras au moment où les images de la novice se rejoignaient.
La lame ne l’embrocha jamais. Propulsée dans les airs, Pasha bascula par-dessus la balustrade et tomba dans le vide.
Elle hurla jusqu’à la fin.
Dans un brouillard, Richard distingua Warren, debout sur le seuil. Alors, il se souvint de l’« accident » de Jedidiah, dans un escalier.
— Esprits du bien, par pitié, non…
Le Sourcier se leva et regarda en bas. Des gens couraient vers le cadavre à la tête éclatée comme une noix. Sentant que Warren approchait, Richard se retourna et lui barra le chemin.
— Ne regarde pas, mon ami…
Pourquoi as-tu fait ça, mon pauvre vieux ? Je m’en serais sorti. J’aurais tué Pasha à ta place…
Richard posa une main sur l’épaule de Warren. Sœur Verna venait d’entrer et approchait du balcon.
— Elle a tué Perry, dit Warren. Je l’ai entendue te l’avouer… et elle t’aurait abattu aussi.
Non, je m’en serais sorti. Tu n’avais pas besoin d’intervenir.
Une vérité que Richard dissimulerait toujours à son ami…
— Merci de m’avoir sauvé, Warren…
— Mais pourquoi voulait-elle te tuer ? Pourquoi ?
— Les Sœurs de l’Obscurité l’ont manipulée, dit Verna en avançant. Le Gardien a rempli son esprit de mensonges. Warren, il peut convaincre les meilleurs d’entre nous d’écouter ses sinistres murmures. Tu as bien agi, mon garçon.
— Alors, pourquoi ai-je honte à ce point ? Je l’aimais, et je l’ai tuée.
Richard serra Warren contre lui et le laissa pleurer tout son saoul.
Verna les poussa dans la chambre. Elle demanda au Sourcier de se baisser et examina sa blessure.
— Il te faut des soins. C’est trop grave pour mes maigres compétences.
— Je m’en charge, dit Warren. Je suis plutôt bon guérisseur…
Quand la Taupe eut terminé, Verna demanda à Richard de se pencher au-dessus d’une cuvette. Elle lui lava les cheveux, rougissant l’eau de sang. Warren s’assit au bord d’un fauteuil, la tête entre les mains.
Il s’ébroua quand Verna en eut fini.
— J’ai reconstitué la Première Leçon du Sorcier…, dit-il. Les gens croient les mensonges parce qu’ils en ont envie, ou parce qu’ils redoutent qu’ils soient vrais. C’est ce qui est arrivé à Pasha. Je me trompe ?
— Pas du tout, mon ami…
— Sœur Verna, reprit la Taupe, pourriez-vous m’enlever mon collier ?
— Pour ça, il faudrait que tu passes l’épreuve de souffrance…
— Sœur Verna, intervint Richard, je crois qu’il vient de le faire.
— Que veux-tu dire ?
— Les jeunes sorciers peuvent traverser la vallée parce qu’ils n’ont pas assez de pouvoir pour attirer les sortilèges. En somme, ce ne sont pas encore de véritables sorciers. Zedd m’a dit qu’il fallait passer une épreuve de souffrance pour en devenir un. Depuis des millénaires, les Sœurs de la Lumière croient qu’il s’agit de souffrance physique. Je pense qu’elles se trompent. Elles ne pourront jamais torturer Warren davantage que ce qu’il vient de vivre. Ai-je tort, mon ami ?
— Rien ne me ravagera plus…
— Ma sœur, je vous ai raconté l’histoire de la femme que j’ai tuée… en l’aimant. Parce que ça ma permis de faire tourner la lame au blanc. Une sorte d’épreuve de souffrance. Et je sais à quel point c’est terrible.
— Tu veux dire qu’il faut tuer quelqu’un qu’on aime pour devenir un vrai sorcier ? Richard, ça n’est pas pensable !
— Il ne s’agit pas d’exécuter quelqu’un qu’on aime, ma sœur, mais de s’avérer capable de prendre la bonne décision. De prouver qu’on peut opter pour un bien supérieur… Ceux qui ont le don serviraient-ils correctement votre Créateur s’ils agissaient toujours pour des raisons égoïstes ?
» Torturer un sujet, comme le font les sœurs, ne démontre rien, à part qu’il n’en meurt pas. Servir la lumière de la vie, et l’aimer, c’est se montrer apte, de sa propre volonté, à préférer le bien de tous à son propre intérêt. Oui, ma sœur, savoir faire le bon choix, même quand il vous brise le cœur.
— Créateur vénéré, souffla Verna, me suis-je trompée pendant toutes ces années ? Dire que nous pensions apporter Ta Lumière à ces jeunes gens…
Verna se campa devant Warren et posa les mains sur son Rada’Han. Dès qu’elle ferma les yeux, l’air commença à bourdonner. Quand le silence revint, le collier se cassa en deux et tomba sur le sol.
Warren le regarda avec une jubilation qui serra le cœur du Sourcier. Si ça avait pu être aussi simple pour lui…
— Que vas-tu faire ? demanda-t-il. Quitter le palais ?
— Peut-être… Mais si les sœurs m’y autorisent, j’aimerais d’abord continuer à étudier les livres.
— Tu en auras la permission, assura Verna. Je m’en assurerai.
— Alors, plus tard, j’irai peut-être en Aydindril, consulter les ouvrages de la forteresse du sorcier.
— Un excellent programme, Warren, approuva Richard. Ma sœur, je dois partir.
Verna se tourna vers la Taupe.
— Warren, pourquoi ne nous accompagnerais-tu pas jusqu’à la vallée ? Après les événements de cette nuit, t’absenter un peu ne te fera pas de mal. De plus, tu pourras penser à autre chose. Et si Richard réussit ce qu’il prémédite, j’aurai besoin de ton aide, quand nous atteindrons la vallée.
Alors qu’ils se dirigeaient vers les écuries, trois gardes – Kevin, Walsh et Bollesdun – les aperçurent et les rattrapèrent.
— Richard, annonça Kevin, nous les avons peut-être trouvées.
— Comment ça, « peut-être » ? Où sont-elles ?
— La nuit dernière, le Dame Sefa a appareillé. Des gens, sur les docks, ont vu plusieurs femmes embarquer. La majorité des témoins parlent de six passagères.
— Que veut dire « appareiller » ? demanda Richard.
— Quitter le port, pour un navire. La Dame Sefa est un coursier des océans. Il a levé l’ancre dans la nuit, avec la marée, et aucun bateau, paraît-il, n’a une chance de le rattraper.
— De toute façon, dit Verna, nous ne pourrions pas les poursuivre… et remplir notre autre mission.
— Vous avez raison, concéda Richard. Si c’étaient elles, j’ai une petite idée de leur destination. Nous nous en occuperons plus tard. Désormais, le Palais des Prophètes est en sécurité. Ne perdons plus de temps. En selle, mes amis.